Política y Derechos Humanos
Politique et droits de la personne
Politics and Human Rights
Tlahui-Politic No. 2, II/1996 



Analyse de la conjoncture
de l'heure psychologique de l'Amérique latine

José María Vigil



Esprit, âme, mystique, spiritualité expriment un pôle de notre réalité comme êtres humains. L'autre pôle, c'est la matière, la nature, la chair, le corps. L'esprit motive, anime, inspire, soulève. Le corps nous enracine dans la chair, la terre, la nature. Entre ces deux pôles se situe notre psychologie comme lieu de rencontre entre le réalisme et l'utopie, la nature et l'histoire, l'ange et la bête, tout cela en une profonde unité psychosomatique.

Nous sommes des esprits «incarnés» enracinés dans la chair et la nature. Voilà pourquoi notre esprit a ses hauts et ses bas, tout comme notre propre corps et notre psychologie.

Comme les personnes individuelles, les Peuples — qui sont des personnes collectives —possèdent leur psychologie, avec ses hauts et ses bas. Nous voulons ici nous demander : Quelle heure psychologique vit actuellement notre Continent? Ou ce qui revient au même : quel diagnostic psychologique pouvons-nous établir si nous examinons l'Amérique latine actuelle?

Maladies collectives

Une maladie peut être physique ou psychologique. Quelqu'un peut être en santé dans son corps, mais malade dans son esprit. La même chose se passe dans les collectivités humaines : une communauté, une société ou un continent pouvant aussi souffrir d'une maladie psychologique collective.

L'école de psychologie sociale s'est faite le porte-parole de cette notion. Elle a démontré qu'en chaque société il existe des modèles de conduite qui obéissent à des structures psychologiques de cette société. Individuellement, chacun peut se sentir autonome et original, mais en fait il est profondément affecté par des modèles de conduite, des structures de pensée, un imaginaire social et des pulsions collectives, souvent inconscientes, mais qui l'influencent par le simple fait de vivre dans cette société. Quand ces structures sont endommagées ou détériorées, cette société est malade et nous qui y vivons sommes atteints par cette maladie du simple fait de respirer l'air ambiant.

Si dans les années 60 et 70 on disait que la maladie psychologique collective de la société moderne occidentale était la névrose, nous croyons qu'actuellement, dans les années 90, la maladie psychologique collective de la société latino-américaine, c'est la dépression.

Origine de la dépression

Selon la psychologie du comportement, la dépression se produit — tant chez la personne que chez l'animal — quand le sujet reçoit durant une période trop longue une série de stimulus négatifs qu'il ne peut contrôler ou arrêter même s'il modifie sa conduite pour l'éviter. Quand cette situation se prolonge trop, elle dépasse un niveau de tolérance au-delà duquel la personne «apprend à ses dépens» que «non, il n'y a pas moyen de s'en sortir». «Quoi que l'on fasse » un stimulus négatif va survenir. Les choses étant ce qu'elles sont, la personne individuelle ou collective, les deux réagissant de la même manière, apprend qu'il est inutile de continuer à faire des efforts, qu'il vaut mieux ne rien faire, démissionner, fuir. Elle apprend à ne plus se défendre (c'est un manque de défense «appris»). Elle considère que c'est précisément la meilleure méthode pour éviter cette série de punitions qu'elle doit sans cesse subir.

Elle a appris cela non au niveau de sa tête mais au niveau vital. Cela part du plus profond de son être, de l'inconscient personnel qui se révolte et refuse d'agir. Le sujet est envahi par un syndrome, un ensemble de symptômes : figure triste, envie de pleurer, perte de l'estime de soi, auto-accusation, hypocondrie, idées de suicide, rétrécissement du champ de la conscience, difficulté de concentration, perte de mémoire, mutisme, insomnie, troubles digestifs. Il ne s'agit pas d'une décision volontaire de la personne. C'est notre corps qui prend la décision à son compte. Il se révolte, refuse de continuer à lutter. Il dit : «Ça suffit!» et il le dit par tous ces symptômes connus qui permettent de diagnostiquer une dépression.

Sur notre Continent

C'est structurellement la même chose, qui s'est passée ces dernières années sur notre Continent. Notre peuple reçoit depuis trop longtemps le même le message — «quoi qu'on fasse» — la «punition» imméritée du sous-développement, de la pauvreté, de la faim, de la guerre, de l'intervention étrangère, du colonialisme et du néo-colonialisme, de la répression, de l'émigration forcée... font toujours partie de la vie quotidienne. Les événements des années 89 et 90 avec l'échec flagrant de certaines espérances populaires qui avaient exigé tant de mystique et tant de sang ont été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, le «changement d'époque» qui a dépassé la limite de la tolérance. À travers toutes ces circonstances, notre Peuple a achevé son «apprentissage» de manque de défense. Quelque chose de très profond, une voix venue du plus profond de notre corps social a dit «Ça suffit!» et il a jeté la serviette. La dépression collective à l'heure psychologique du Continent venait de s'installer.

Sont aussi apparus les symptômes, les mêmes que dans le cas individuel, mais vécus socialement : déception, perte de l'estime de soi, auto-accusation, démobilisation, désorientation, désorganisation des mouvements populaires, dispersion des militants, dépolitisation, fuite vers diverses formes de spiritualisme, perte de la mémoire, mutisme, troubles psychosomatiques...

Et tout cela, comme dans une dépression individuelle, n'a pas été quelque chose de rationnel, une décision convaincue, mais plutôt un syndrome qui s'empare de quelqu'un en dépit de toutes ses convictions : une révolte du corps.

En cette seconde partie des années 90, qu'en est-il de cette dépression? Quelle conjoncture actuelle traverse-t-elle? Quel diagnostic faut-il établir?

Une dépression réactive

Il y a deux classes fondamentales de dépression : l'endogène qui vient de l'intérieur de la personne (individuelle ou collective) et la réactive qui est provoquée par quelque chose venu de l'extérieur. La première a une base organique qui fait partie de la constitution même de la personne; la seconde obéit à quelque chose de conjoncturel qui a interféré dans sa vie.

Contrairement à ce qui peut se passer en d'autres continents, notre dépression en est une clairement réactive. On sait à quand elle remonte. Elle s'est manifestée presque en même temps que le changement d'époque et l'écroulement d'espérances populaires dont les conséquences psychologiques peuvent être interprétées sans nécessairement être doué de talents exceptionnels.

Est-ce une dépression grave ou légère?

En principe, la dépression réactive est moins grave que la dépression endogène, par le fait qu'elle ne répond pas à des structures constituantes de la personne, mais à des épisodes conjoncturels dans son histoire. De même, au plan continental, ce n'est pas une dépression qui ressort d'une humeur psychologique structurellement dépressive. C'est tout le contraire. Notre Continent est joyeux et aime fêter, il déborde de révolte et d'utopie. Il possède une grande créativité pour affronter les problèmes et est doué de bonne humeur au point de savoir rire de soi d'une façon très saine.

Il ne s'agit pas non plus d'une dépression provenant d'un processus ancestral qui aurait pu ronger les structures psychologiques fondamentales de l'esprit de notre Continent. L'Amérique latine, c'est le Continent qui est le plus conscient de ses valeurs et de son identité propre, tout au long de son histoire jusqu'à nos jours.

Est-ce une dépression longue ou courte?

Si l'histoire s'accélère constamment, nous pouvons actuellement — en cette époque de communication à l'échelle de l'univers et d'échanges au niveau continental — partager et mûrir en quelques années plus d'expériences continentales (réflexion, empathie, réélaboration de la conscience) qu'en plusieurs décades ou en plusieurs siècles comme par le passé. Qui peut nier que cette conjoncture pourrait être promptement «digérée»?

Par le fait qu'elle n'est pas «partie constituante de notre mentalité», la dépression réactive se guérit souvent spontanément : un jour, notre corps, qui a obéi (de force) à ses sommations, réagit, s'accommode de la nouvelle situation et récupère le tonus vital perdu. Il revient à la normalité, même sans thérapie particulière : le temps guérit tout. Qui pourrait affirmer que cela ne sera pas le cas pour notre dépression latino-américaine?

Est-ce une dépression pathologique ou saine?

Cela peut paraître étrange mais on peut parler de «dépressions saines». Des études psycho-thérapeutiques modernes l'envisagent ainsi. La dépression ne serait qu'un processus psychologique déclenché par une réaction de l'organisme qui, face à une situation devenue intolérable, essaie à partir de son instinct vital de la bloquer. Ainsi, notre corps nous envoie un message qui à première vue semble être un dysfonctionnement. Mais cela ne l'est qu'à court terme. À long terme la dépression se présente comme l'unique moyen dont notre corps disposait pour nous obliger à un réalignement global de la situation, devant l'impossibilité de continuer à ruer dans les brancards. Finalement, la dépression (il s'agit toujours de celle de type réactif et se situe à un niveau qui ne soit pas trop grave) est une trêve de notre instinct vital pour récupérer la santé et «revenir à la charge».

Certains sont restés solides, inaltérables, inaccessibles au découragement et à la dépression. Ce sont nos prophètes latino-américains, anonymes, cachés dans les quartiers, à la campagne, dans des mouvements populaires, féministes, indigènes, noirs ou syndicaux. Comme des sentinelles, ils ont passé la nuit à veiller, dans les intempéries, en solitaires et maintenant ils nous aident à nous transformer, à digérer, à soigner nos blessures, à sauver la mémoire et l'identité dans l'espérance que l'aurore sera au rendez-vous. Le jour va se lever!


Index. Tlahui-Politic No. 2