Política y Derechos Humanos
Politique et droits de la personne
Politics and Human Rights
Tlahui-Politic No. 2, II/1996 



Analyse de la conjoncture
des moyens de communication (ou de l'incommunication)

Eduardo Galeano



Le monde qui, en cette fin de siècle, fonctionne pour quelques-uns et contre la majorité, est marqué au fer rouge par un double paradoxe. Premièrement : l'économie mondiale a besoin d'un marché de consommation en perpétuelle expansion afin que ses taux de bénéfices ne s'écroulent pas mais, en même temps, elle a besoin, pour la même raison, de bras qui travaillent dans les pays du Sud et de l'Est à des salaires défiant toute concurrence.

Second paradoxe qui découle du premier : le Nord du monde dicte au Sud et à l'Est, des ordres de plus en plus impérieux de consommation pour augmenter le nombre de consommateurs mais, en même temps, il multiplie encore davantage les délinquants. La société de consommation émet des messages de mort.

Sous la baguette magique des emprunts, la dette extérieure grossit jusqu'à l'éclatement et permet de se gaver de nouvelles choses qui sont inutiles à la minorité des consommateurs. La télévision se charge de convertir en nécessités véritables ces choses artificielles que le Nord invente sans arrêt et qu'il fait miroiter aux yeux du monde entier avec succès.

Maintenant nous sommes tous obligés d'acheter le billet pour la croisière de la modernisation. Mais il arrive que sur les eaux du marché on rencontre plus de naufragés que de navigateurs. Pour ceux qui savent combien de millions de jeunes latino-américains sont condamnés au désoeuvrement, aux salaires de misère, la publicité ne stimule pas la demande mais plutôt la violence. Les annonces proclament que celui qui n'a pas, n'est pas. Celui qui n'a pas d'auto ou de souliers griffés est un raté, une ordure. C'est ainsi que la culture de la consommation est enseignée à l'ensemble des élèves de l'école populaire du crime. Les villes grandissent et le crime y augmente encore plus vite.

En s'emparant des choses qui procurent «une existence» aux personnes qui les possèdent, chaque assaillant veut être comme sa victime. La télévision offre le service complet : non seulement elle enseigne à confondre la qualité de la vie avec la foule de choses qu'on possède mais elle offre des cours audio-visuels quotidiens de violence que les jeux vidéos complètent. Le crime est le spectacle qui a le plus de succès au petit écran. Frappe avant qu'on te frappe conseillent les jeux électroniques. Tu es seul, ne compte que sur toi-même. Les autos qui volent en morceaux, les personnes qui sont pulvérisées enseignent : toi aussi tu peux tuer.

Bienheureuse inégalité

Le monde n'a jamais été aussi injuste dans la répartition des pains et des poissons, mais le système qui gouverne le monde et qui, maintenant, se dénomme pudiquement «économie de marché», s'enfonce chaque jour davantage dans un bain d'impunité. Les moyens dominants de communication qui présentent l'actualité comme un spectacle fugace, étranger à la réalité et privé de mémoire bénissent et aident à perpétuer l'organisation de l'inégalité croissante. La pauvreté peut mériter la compassion, mais ne provoque plus l'indignation. Il y a des pauvres à cause des règles du jeu ou de la fatalité du destin. Il y a vingt ou trente ans, la pauvreté était considérée comme le fruit de l'injustice. La gauche la dénonçait, le centre l'admettait et la droite la niait rarement. Les temps ont bien changé et rapidement : maintenant la pauvreté est le juste châtiment mérité de l'inefficacité ou un mode d'expression de l'ordre naturel des choses. La pauvreté a été détachée de l'injustice et la notion même de l'injustice qui était auparavant une certitude universelle s'est estompée jusqu'à disparaître.

L'injustice, hors de question

Le code moral de cette fin de siècle ne condamne pas l'injustice, mais plutôt l'échec.

Récemment, Robert McNamara qui fut un des responsables de la guerre du Vietnam a écrit une longue confession publique. Son livre, In retrospect (Times Books, 1995) reconnaît que cette guerre fut une erreur. Mais cette guerre qui a tué trois millions de Vietnamiens et 58 000 Américains fut une erreur non parce qu'elle était injuste, mais parce qu'elle ne pouvait être gagnée. Le péché est dans l'échec, non dans l'injustice.

Selon McNamara, déjà en 1965 le gouvernement des États-Unis disposait d'évidences accablantes qui démontraient l'impossibilité de la victoire de ses forces d'invasion mais il a continué à agir comme si la victoire était possible. Le fait que cette force d'invasion ait anéanti un peuple et dévasté sa terre pour lui imposer un gouvernement qu'il refusait ne posait pas question.

Dans un système de récompenses et de punitions qui considère la vie comme une course impitoyable entre quelques gagnants et une majorité de perdants, la défaite est l'unique péché qui n'a droit à aucun pardon.

Ordre biologique, peut-être même zoologique

Il en est de la violence comme de la pauvreté. Au sud de la planète où habitent les perdants, la violence apparaît rarement comme un résultat de l'injustice. La violence est présentée comme le fruit de la mauvaise conduite des êtres de troisième classe qui habitent ce qu'on appelle le Tiers-monde. Ils sont condamnés à la violence parce qu'elle fait partie de leur nature. La violence correspond, tout comme la pauvreté, à l'ordre naturel, biologique ou peut-être zoologique d'un sous-monde qui est comme cela depuis toujours et qui continuera ainsi.

Un bain de sang ignoré

Au moment même où McNamara publiait son livre, un scandale qui a eu une répercussion sur l'opinion publique américaine a éclaté. Un colonel de l'armée du Guatemala qui était en même temps un agent de la CIA a été accusé d'avoir assassiné un citoyen des États-Unis. Il a aussi été inculpé de la torture et de la mort d'une citoyenne des États-Unis. Les moyens de communication qui ont diffusé une abondante information sur le sujet ont attaché peu ou pas du tout d'attention au fait que la CIA finance des assassinats en établissant ou en renversant les gouvernement du Guatemala depuis 1954. Cette année-là, avec l'accord du général Eisenhower, un coup d'État a renversé le gouvernement démocratique de Jacobo Arbenz. Le président Clinton a ordonné une enquête officielle sur la responsabilité de la CIA dans les deux cas dénoncés, mais n'a ordonné aucune enquête sur la responsabilité de la CIA et d'autres organismes de son gouvernement tout au long de la tuerie systématique qui a coûté la vie à environ 100 000 Guatémaltèques, en grand majorité des indigènes.

Le bain de sang du Guatemala qui a toujours été considéré comme naturel et qui n'a presque jamais attiré l'attention des moyens de communication qui fabriquent l'opinion publique a acquis tout à coup de l'importance. Cela a servi la cause des droits humains au Guatemala . Pour une fois on a réussi à alerter l'opinion publique et on a mis à jour la discrimination raciste qui règne dans la désinformation mondiale.

Ce n'est pas non plus par hasard que le crime commis contre Oswaldo Letelier, une exception à la norme d'impunité au Chili, a débouché sur la condamnation à la prison de deux hautes figures de la dictature du général Pinochet. Letelier a été assassiné avec sa secrétaire américaine dans la ville de Washington qui en un sens est le centre du monde. Son cas a ému les médias politiques et journalistiques des États-Unis ce qui lui a donné une portée internationale et a stimulé l'efficacité des militants de la cause de la justice qui, pour une fois, n'ont pas été frustrés.

On peut se demander ce qui serait arrivé si Letelier était tombé dans une ville latino-américaine comme cela s'est passé pour le général chilien Carlos Prats, assassiné impunément avec son épouse chilienne à Buenos Aires en 1974.

Un miroir déformant

Les propriétaires de l'information en cette époque de l'avènement généralisé de l'informatique appellent «communication» le monologue du pouvoir. Qu'est-ce que la liberté universelle d'expression? Les banlieues du monde ont le «droit d'obéir aux ordres» que le centre émet et le «droit d'accepter les valeurs» que le centre impose. Il n'y a pas de frontières pour cette clientèle de l'industrie culturelle, dans ce supermarché de dimension mondiale où le contrôle social s'exerce à l'échelle planétaire.

C'est le miroir déformant qu'on présente aux enfants latino-américains pour qu'ils apprennent à se regarder eux-mêmes avec des yeux chargés de mépris. On les dresse à accepter comme leur destin propre la réalité qui les humilie. Selon les renseignements de l'UNESCO, les enfants latino-américains passent deux fois plus d'heures devant la télévision que dans les classes. Cela indique une moyenne seulement, mais des millions d'enfants ne sont pas scolarisés. Alors? Les heures de télévision sont leurs heures de classe! L'éducation publique a été la plus malmenée par la désintégration de l'État en Amérique latine. Comme la santé publique, l'éducation a été démantelée par l'ouragan du néo-libéralisme. Maintenant, l'éducation est plus que jamais le privilège de ceux qui peuvent se la payer. Et les autres? C'est la télévision qui s'en occupe.

L'attaque asservissante de ce manque de communication fait ressortir la dimension du défi auquel nous faisons face dans cette lutte inégale, mais plus que jamais nécessaire, au moment où la mode de cette fin de siècle nous ordonne de renoncer à l'espérance comme si elle était un cheval fatigué.

(Tiré de l'exposé présenté par l'auteur au IIe Congrès mondial de l'Association mondiale de communication chrétienne (WACC), en octobre 1995.)


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