Política y Derechos Humanos
Politique et droits de la personne
Politics and Human Rights
Tlahui-Politic No. 2, II/1996 



Sous forme d'introduction fraternelle
La mondialisation au quotidien

Pedro Casaldáliga



L'Agenda latino-américain de l'année passée parlait de mondialisation. Évidemment il s'agissait de la mondialisation du commerce car nous ne pouvons, ni la grande humanité, ni Dieu lui-même, accepter cette mondialisation du marché qu'on veut nous imposer car elle exclut l'immense majorité des populations et détruit l'environnement écologique.

Afin de poursuivre sur ce thème, de plus en plus actuel, en bien ou en mal, cela dépend comment l'humanité elle-même l'aborde, notre Agenda cette année est consacré à notre mondialisation. Comment allons-nous faire pour construire véritablement la Grande Patrie dans l'inter-solidarité entre ces Patries soeurs qui forment notre Amérique, c'est-à-dire pour réaliser, à partir d'une base continentale, une mondialisation qui soit bonne, celle-là?

Refuser ce «changement d'époque» que nous vivons actuellement et qui est fondamentalement la mondialisation sous tous ses aspects, serait tourner le dos à la réalité et à l'avenir. Ni l'esprit latino-américain ni la théologie de la libération que nous appuyons comme références de notre volonté et de notre foi, ne cautionneraient cette attitude irréelle de fuite. Cet esprit et cette théologie, par définition, se consacrent corps et âme à la réalité et à la praxis en route vers l'utopie et l'espérance.

Prendre part à la mondialisation aujourd'hui — mais de cette autre mondialisation — c'est l'unique façon d'occuper dignement l'espace et la mission qui nous touchent comme personnes conscientes et comme Peuples vivants.

Il y a longtemps que je soupire pour qu'un certain Galeano, de ceux-là qui passent par les «veines», les «mémoires» et les «rêves» de notre Amérique, nous écrive un livre brûlant qui pourrait porter le titre suivant : «La Grande Patrie racontée avec amour», cette «fédération d'identités» selon Mario Benedetti. Il s'agit d'une fédération qui ne pourrait se réduire à des traités sur papier et qui ne devrait jamais se transformer en une véritable «intégration» bien différente de celle qui dilue précisément les identités. C'est ce qu'ont tenté les politiques indigénistes officielles tout au long de notre histoire, toujours colonialiste (du dehors comme du dedans).

Mais aujourd'hui mon rêve va encore plus loin : que chacun, à partir du «bureau vital» de son existence personnelle, de sa lutte et de son organisation, écrive et fasse le procès, sans défaillir mais avec beaucoup d'espérance, de cette Humanité entière racontée, chantée et forgée avec amour. Pour le moment, et sans peur d'être incompris, sans prêter l'oreille aux propositions ingénues qui nous invitent à changer de modèle, sans renoncer ni à la lutte ni à l'espérance, crions prophétiquement notre indignation de cette mondialisation néolibérale. «Nous nous indignons, donc nous existons», écrivait avec une authenticité déchirante l'inoubliable Albert Camus à qui on a donné le prix Nobel peut-être pour ne pas être obligé de lui donner raison.

Donc, à partir de l'indignation, que chacun dénonce, se rebelle, mette en déroute d'abord dans son propre coeur puis dans la famille, dans le quartier, dans la province, dans le pays, dans le Continent, dans le Monde, cette pseudo-démocratie qui permet de voter (mais d'une façon contrôlée). Elle réduit les ressources de base destinées à la santé, à l'éducation, à la communication élémentaire, à la vie. Cette indignation doit agir toujours à partir de l'utopie, et maintenant plus que toujours : l'Utopie est «nécessaire comme le pain quotidien».

Il est ridicule et répugnant de voir ces théoriciens et ces cadres supérieurs qui un jour condamnaient d'une façon dogmatique tout ce qui leur apparaissait comme une promesse socialiste d'avenir, imposer maintenant des ajustements économiques qui tuent littéralement, par le chômage, par manque d'assistance sanitaire et par une faim véritable, la plus grande partie de nos populations... avec la promesse que nous arriverons finalement à être, nous aussi des «tigres» néolibéraux .

La couverture de l'Agenda de cette année porte comme titre cette définition de ce qu'est, de ce que devrait être notre Amérique : Une Patrie de Patries soeurs [1] sans les qualifier de grandes ou de petites, évidemment. Dans notre maison continentale, les hégémonies toutes-puissantes sont une tentation, que l'on considère le continent dans son ensemble ou chaque pays en particulier. Au Brésil, par exemple, le «Sud merveilleux» regarde facilement de haut le Nord-ouest appauvri. L'Argentine de Buenos Aires dédaigne aisément les nations soeurs de «l'intérieur».

Nous pourrons contribuer à la mondialisation alternative seulement si nous luttons courageusement pour une conscientisation, alternative elle aussi. L'intégration latino-américaine dont nous avons besoin et à laquelle nous prétendons n'est pas celle tellement néocolonialiste qu'on veut nous faire avaler. On se sert des marchés régionaux, de certaines décisions de l'OEA, organisme si peu représentatif, ou des conventions arbitraires que nos politiciens font si souvent avec des entreprises ou des gouvernements qui ne nous aiment pas particulièrement, mais qui veulent nous avaler tout rond.

C'est vrai que dans les dernières années la conscience entre les divers pays latino-américains a grandi. La rencontre solidaire et le rêve commun d'une Amérique qui soit à nous comme l'ont rêvée dans leurs visions respectives Bolívar, Martí, le Che, Mariátegui ou Neruda... voilà notre avenir. Ironiquement l'histoire à partir de la terre des pauvres et depuis le ciel du Dieu de la Vie, finit toujours par donner raison aux vaincus. Il faut presque remercier les dictatures militaires qui ont fait que nos Patries respectives en sont venues à se sentir davantage soeurs de sang hérité et de sang versé.

Maintenant c'est le temps de poser des actes en plus de continuer à rêver. Ne pas être pratiques ne signifie pas ne pas avoir de programme. Nous devons réunir chaque jour davantage autant dans nos mouvements populaires que dans nos communautés de foi, la raison politique, la raison éthique et la raison utopique. L'utopie pour demain vécue dans le quotidien. L'amour le plus grand dans le geste le plus simple. La belle routine de la fidélité quotidienne dans l'espérance eschatologique du Royaume.

Poser des gestes. Utiliser toutes ces médiations pédagogiques que notre Peuple sait si bien diriger. Multiplier les réalisations alternatives dans la réforme agraire (dans le style, par exemple, du mouvement brésilien des Sans-Terre). Notre action doit s'exercer dans la promotion populaire de l'éducation et de la santé, dans l'expansion des diverses formules de ce Mouvement populaire qui souvent peuvent corriger et sûrement compléter la vision et l'action plus unilatérale d'un parti ou d'un syndicat (qui sont toujours indispensables, bien sûr mais toujours réformables).

En universalisant à l'intérieur du Continent lui-même la vie, ses sources et ses rêves, la véritable démocratie participative et socialisante, l'inter-solidarité d'égal à égal, nous contribuerons comme Patrie de beaucoup de Patries soeurs à construire cette Patrie universelle, cette mondialisation différente qui a été, depuis le début, le projet libérateur — pas libéral — de Dieu.

[1] Titre de l'édition en espagnol


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