Política y Derechos Humanos
Politique et droits de la personne
Politics and Human Rights
Tlahui-Politic No. 2, II/1996 



Analyse de la conjoncture
de l'Organisation des États américains

Plinio Arruda Sampaio



La réforme de la Charte de l'Organisation des États Américains (OEA) se fait dans le but de doter son Assemblée générale du pouvoir de suspendre la délégation d'un pays membre quand sur son territoire «se produisent des événements qui causent l'interruption abrupte ou irrégulière du processus politique institutionnel démocratique ou le légitime exercice du pouvoir par un gouvernement démocratiquement élu» (Résolution 1080). Voilà quelque chose qui doit nous faire réfléchir sérieusement sur le moment que vit l'OEA.

C'est curieux! Après plus d'un siècle d'existence et plus de cent coups d'État, de putschs, de dictatures militaires ou civiles dans tous les pays membres situés au sud du Rio Grande, l'OEA vient de se rendre compte que l'existence de régimes arbitraires menace la sécurité continentale... Qui peut s'opposer à l'application de sanctions à des coups comme celui de Pinochet au Chili, ou celui des généraux brésiliens, argentins ou uruguayens qui ont décapité des gouvernements démocratiquement élus dans ces pays dans les années 60 et 70? Qui ne s'est pas indigné quand un gorille de la CIA, Cedras a renversé le président Aristide d'Haïti?

Mais attention! Rien n'indique que la réforme vise à solutionner ces cas. Fujimori a fermé le Congrès péruvien, dissous le pouvoir judiciaire, censuré la presse... mais il s'assoit toujours impassible et insolent à l'OEA, parce qu'il a monté une élection truquée et accompli le rituel du «gouvernement démocratique représentatif institutionnel». Pinochet affiche une arrogance qui bloque les enquêtes sur les responsables des assassinats commis durant sa dictature. Les démocrates chiliens savent très bien que la CIA déstabiliserait le pays si le président Frei osait démettre Pinochet de ses fonctions de Général en chef de l'armée.

Ne nous y trompons pas. Le véritable objectif de la réforme, ce n'est pas d'empêcher les coups d'État contre des régimes démocratiques. Il s'agit plutôt de fournir une justification juridique plus claire à l'intervention de l'OEA chaque fois qu'il y aurait une menace de renversement des «démocraties ploutocratiques» mises sur pied à partir des années 70 et qui se sont montrées plus dociles envers les intérêts américains que les imprévisibles dictateurs latinos.

À partir de tout cela, il y a quelque chose d'intrigant : pourquoi cette réforme et pourquoi à ce moment précis?

Les États-Unis ont réalisé des centaines d'interventions économiques ou militaires dans des dizaines de pays latino-américains chaque fois qu'ils ont voulu le faire. Par exemple, ils maintiennent un blocus économique contre Cuba depuis plus de 30 ans. Ils ont destitué le président Jacobo Arbenz quand celui-ci a voulu nationaliser les terres de la United Fruit au Guatemala. Ils ont envoyé des troupes à Saint-Domingue pour empêcher l'accession au pouvoir du président élu Juan Bosch. Ils ont financé des grèves et des attentats destinés à déstabiliser le gouvernement constitutionnel d'Allende. Ils ont maintenu à feu et à sang des dictatures sanguinaires au Salvador et au Guatemala. Alors pourquoi était-il nécessaire d'inclure dans la Charte de l'OEA une règle qui l'autorise à faire ce qu'elle a toujours réalisé systématiquement?

Comme on ne peut supposer que les ambassadeurs astucieux qui ont concocté cette réforme ignorent l'histoire de la politique extérieure continentale, il faut trouver une hypothèse d'explication rationnelle. Les changements qui se font en ce moment dans l'ordre politique international et dans le système économique du capitalisme fournissent quelques éléments éclairants pour cette analyse.

Une des première conséquences de ces changements fut l'attaque contre l'autonomie et même contre la souveraineté des États nationaux. Le principe de la «non-intervention» de la part d'autres pays ou des organisations internationales dans les affaires internes de chaque nation qui a été enchâssé dans la Charte de l'ONU a été l'objet d'attaques systématiques dans divers congrès et réunions politiques internationales ces dernières années. Ce sont des motions, des recommandations, des appels, des rapports, des renseignements techniques sous prétexte de la protection de l'environnement, de la défense des droits de la femme, de la garantie des droits humains, du combat contre la pauvreté, de la prohibition des armes nucléaires, de la protection de la propriété intellectuelle... Tout cela cherche à ouvrir des brèches dans le principe de l'autodétermination des peuples, défense précaire des nations faibles contre l'ingérence des nations puissantes dans leurs affaires internes.

Au-delà des déclarations, il y a des faits révélateurs. Les États-Unis ont autorisé le FBI à agir dans n'importe quel pays afin de préserver leurs intérêts. Ils ont séquestré au vu et au su de tous un Mexicain dans son propre pays et l'ont conduit aux États-Unis pour le juger. La France prépare son armée pour intervenir à n'importe quel point de la planète : «Dans l'avenir, a déclaré le président Chirac, il faudra être capable d'agir où surgiront des problèmes économiques». Pour punir les Cubains qui ont abattu un petit avion piloté par deux agents provocateurs venus de Miami jusque dans l'espace aérien de Cuba, les États-Unis ont pris l'incroyable décision de dresser une liste noire de pays dont certaines entreprises font du commerce avec l'Ile.

Face à toutes ces évidences, on voit qu'est bien amorcé un processus de recolonisation des pays dépendants et périphériques par les puissances économiques et par les méga-multinationales. On réorganise le système économique capitaliste et l'ordre international.

Tout porte à croire que sur cette nouvelle carte géographique du capitalisme mondial, les marchés latino-américains feront partie de cet ensemble d'espaces économiques qui, n'étant pas intégrés dans les trois grands blocs économiques, constitueront des aires de libre compétition des multinationales. Cela signifie que les États-Unis ne pourront plus dialoguer exclusivement avec les élites «criollas» facilement soumises moyennant quelques compensations financières pour résoudre les affaires de l'hémisphère sud. La mondialisation a déterminé la présence d'éléments nouveaux et plus puissants face à ces questions. Tout porte à croire que la réforme de la Charte répond au désir des États-Unis qui, occupant aujourd'hui dans le monde la situation peu habituelle d'être la super-puissance militaire et non plus la super-puissance économique, voudraient parer au danger que ce dialogue avec de nouveaux interlocuteurs plus puissants laisse planer sur l'efficacité de la Doctrine Monroe.

Pour les Américains, les pays d'Amérique latine ont toujours été, et il faut que cela continue, la cour arrière de leurs Compagnies. Comme il n'est plus possible d'invoquer la défense de l'hémisphère contre l'expansion communiste pour justifier leurs interventions, ils ont besoin d'une nouvelle règle juridique qui assure l'existence de «gouvernements amis» dans tous les pays.

Quel jugement devrait porter un Latino-Américain engagé dans la lutte pour la justice sociale, la démocratie et la solidarité entre les peuples du monde entier, face à la réforme de la Charte? Il est difficile de répondre à cette question car la personne qui voit le monde sous cet angle envisage normalement les questions internationales à partir d'un point de vue complètement différent de celui des dirigeants des pays capitalistes.

La Charte de l'OEA est un problème face aux relations entre la puissance nord-américaine et les élites qui gouvernent les pays de l'hémisphère. Ces gouvernements maintiennent les populations de leurs pays sous des régimes qui n'ont de démocratique que l'apparence alors que le problème prioritaire de ces populations totalement écrasées consiste à trouver des moyens pour secouer le joug des élites et prendre possession des destins politiques de leurs patries. La réforme autorisera l'OEA à intervenir dans les pays membres chaque fois que se produiront des événements qui porteront atteinte au «régime représentatif institutionnel». Comme les juges de ces événements seront les représentants des élites «criollas» et des États-Unis réunis en Assemblée générale de l'OEA, le changement prétendu n'est pas autre chose qu'un expédient de plus pour réprimer les mouvements populaires ou pour destituer les gouvernements qui décideraient d'entreprendre des transformations véritablement démocratiques dans leurs pays.

Une seconde difficulté se réfère à la nature même des institutions de droit international qui sont des créations des États européens tout au long d'une domination multiséculaire et, de façon spéciale, durant la phase où se sont constitués les grands empires coloniaux. Ces normes, la plupart du temps, réglementent des disputes qui en fait n'on rien à voir avec les véritables problèmes et les véritables sentiments des populations d'Amérique latine. Voilà pourquoi il est difficile d'apprécier ces normes pour quelqu'un qui voit le monde avec d'autres yeux et qui raisonne juridiquement à partir de prémisses et d'objectifs différents de ceux qui guident les grandes puissances. Par exemple, comment appliquer le principe de la non-intervention dans le cas de Noriega, un ex-agent de la CIA, placé par les États-Unis à la tête du gouvernement de Panama, destitué quelques années plus tard par les troupes américaines, exilé en territoire américain où il est emprisonné sous l'accusation d'être un narcotrafiquant? Quand a eu lieu la transgression du principe de la non-intervention?

Tout cela n'exempte pas bien sûr le Latino-Américain conscient de son obligation civique de prendre au sérieux la dimension internationale de sa lutte pour la démocratie. Pour la remplir parfaitement, il a besoin de s'appliquer à construire d'autres forums et d'autres instances de dialogue entre les peuples du Continent, forums qui s'appuieront véritablement sur les principes d'égalité et de solidarité entre les nations-soeurs.


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